L’enfant terrible ne jouera plus
Le bridge français, lui aussi, a connu ses Trente Glorieuses. Cet âge d’or a commencé avec le triomphe aux Olympiades de Valkenburg (Pays-Bas) en 1980 et s’est terminé par le chef-d’œuvre d’Hammamet (Tunisie) en 1997 avec cette finale légendaire de la Bermuda Bowl face aux Américains emmenés par Meckstroth ‒ Rodwell. Deux décennies embrassées et dominées notamment par deux champions aux personnalités parfaitement opposées : Paul Chemla et Michel Perron.
Le décès de Paul Chemla à l’âge de 81 ans referme ainsi une page glorieuse du bridge hexagonal dont il restera l’une des figures emblématiques. Pourtant, son parcours de premier de la classe ne le destinait pas à une activité de joueur professionnel et invétéré ‒ voire dostoïevskien. Premier prix de version au Concours général (« comme Georges Pompidou », se plaisait-il à rappeler), reçu à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, cet agrégé de lettres semblait voué à l’enseignement ou à la recherche.
Mais il était « trop paresseux pour entamer une carrière » et le bridge lui a donné l’occasion de satisfaire ses deux aspirations, « rester un marginal, dilettante » et « refuser de m’intégrer socialement ». Un programme hors-piste qui l’a mené droit aux clubs parisiens, dès 1968 à l’Élysées bridge-club dirigé par Claude Zadouroff et Jean Klotz, puis au club Albarran dans les années 1970, lieu d’effervescence du bridge nouveau qui allait propulser les Tricolores vers les sommets.

Doué, provocateur, insolent, craint autant qu’admiré, Paul Chemla a rapidement écopé du surnom d’ « enfant terrible » de sa discipline, entre Cocteau et McEnroe. Terrible, il l’est resté bien au-delà de l’enfance, et en équipe de France il fallait des fortes personnalités comme Pierre Schemeil et José Damiani pour calmer son impétuosité vindicative et arrondir ses saillies assassines. Inversant le proverbe, Paul Chemla aurait pu avoir comme devise : « Mieux vaut perdre un ami qu’un bon mot. » Ses piques sarcastiques ont fait plusieurs fois le tour du monde (bridgesque). Florilège croustillant.
Découvrant que Michel Lebel avait inscrit sur son formulaire de douane « Écrivain de bridge », il avait alors couché sur sa propre fiche « Ballerine à l’Opéra de Paris ». En réponse au douanier américain qui exigeait des explications motivées, il avait renchéri : « Si ce monsieur est écrivain de bridge, alors moi, je suis petit rat de l’Opéra ! »
Ennemi juré des sponsors, il répondait volontiers aux sollicitations des amphitryons afin d’assouvir son penchant bien affirmé pour les grands vins et les gros cigares. Un jour qu’un sponsor s’était essayé à un trait d’humour un peu raté, Paul Chemla lui avait envoyé un missile façon Baffie : « Cher ami, vous êtes drôle comme Crésus ! » La modestie n’était pas son vilain défaut.
Comme un intervieweur lui demandait pourquoi il n’avait jamais écrit d’articles ou organisé de stages ou donné de leçons particulières, il avait rétorqué, hilare : « Les leçons de bridge, je les réserve à mes partenaires et à mes coéquipiers. » Il lui arrivait de temps à autre de jouer en face de bridgeurs inexpérimentés.
Alors qu’il dépliait la feuille ambulante et constatait que toute la salle avait marqué 710 en gagnant 4 Cœurs avec trois levées supplémentaires, tandis que son vis-à-vis novice s’était contenté de jouer 3 Cœurs plus un (170), Paul Chemla l’avait finement chatouillé : « Partenaire, vous l’avez touché dans le désordre ! »
À peine sorti d’un tournoi, un autre de ses partenaires occasionnels s’était épanché : « Nous n’avons pas très bien joué, aujourd’hui. » Et le sniper de lui répondre du tac au tac : « Votre Majesté a raison. »
Son cheveu sur la langue était décidément très aiguisé…
Quand il ne jouait pas au bridge ou au rami jusqu’à l’aube, Paul Chemla revenait à ses premières amours, la littérature. Son auteur préféré était La Fontaine (What else?), preuve d’un goût exquis. Il connaissait Racine et Hugo sur le bout de leurs vers. Son autre passion, l’opéra, celui de Verdi et surtout de Wagner, ne s’est jamais démentie. L’enfant terrible s’est éteint paisiblement sur l’air grandiose de la chevauchée des Walkyries.
En guise de fin, voici un aperçu du palmarès non moins grandiose de Paul Chemla.
- Triple champion du monde par équipes : vainqueur des Olympiades (1980, Valkenburg) avec Christian Mari, associé à Lebel ‒ Perron et Soulet ‒ Szwarc ; vainqueur des Olympiades (1992, Salsomaggiore) avec Michel Perron, associé à Lévy ‒ Mouiel et Adad ‒ Aujaleu ; vainqueur de la Bermuda Bowl (1997, Hammamet) avec Michel Perron, associé à Lévy ‒ Mari et Mouiel ‒ Multon.
- Triple médaillé au championnat d’Europe par équipes… mais jamais vainqueur !
- Triple champion d’Europe par paires : avec Michel Lebel (1976, Cannes), avec Michel Perron (1985, Monte-Carlo) et avec Alain Lévy (1999, Varsovie).
- 10 fois champion de France par équipes : 1975, 1977, 1985, 1986, 1991, 1994, 1996, 1999, 2002, 2008. À égalité de titres avec Alain Lévy, et seulement devancé par Michel Lebel (15 titres !).
- 2 fois vainqueur de la Coupe de France, en 1997 et en 2002.
